lundi 24 septembre 2012

Rue des voleurs de Mathias Enard

Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un auteur pareil.
J'avais adoré "Parle-leur de batailles, etc." Et le point de vue de François Bon m'avait décidée plus que jamais à retenter l'aventure Enardienne. Et je ne regrette rien.
Je savais d'emblée que sur les 646 romans de la rentrée littéraire, s'il ne fallait en lire qu'un, c'était celui-ci.
Et je pense ne pas me tromper.
Bien sûr, noyées dans la masse, il doit bien y avoir encore quelques perles dans cette marée littéraire. Mais, quand on en tient une, il ne faut pas la lâcher.
>Comment parler de ce livre ?


Trop dur, trop dense, trop d'émotion. Je vais m'embrouiller, je ne construirai pas quelque chose de clair et d'organisé.


Je parlerai juste de ce que j'ai  ressenti à sa lecture.

De la rage et de la révolte c'est sûr. Beaucoup. Devant la noirceur des destins des moins bien lotis, nés du mauvais côté de la Méditerranée.
De la stupeur incrédule devant une telle tragédie non pas grecque mais marocaine ici : une Tragédie qui mêle habilement d'autres tragédies successives tant et si bien qu'on se doute que l'issue du roman ne devrait pas être joyeuse. Et pourtant, on engloutit les pages avec cet espoir si humain d'avoir une once de lumière au bout.
Il y en a une. Ouf. Mais comme toujours avec la Vie, pas celle que l'on espérait.
Après tout , c'est logique. Espérer est le propre de l'homme. Mais nous ne sommes pas des hommes nous sommes des chiens. Comme le répète le narrateur, Lakhdar.

Le roman s'ouvre directement sur ce constat amer et pas forcément erroné. Le reste du roman en est la démonstration, la preuve par l'argument cynique de ce postulat de départ : oui, nous sommes bien des chiens.
En tout  cas,  laisser se jouer le destin des autres qu'on garde loin de nos yeux : c'est agir comme des chiens. Puisque laisser nos semblables crever pour de mauvaises raisons (juridiques, économiques, politiques),  ne fera pas de nous des Hommes.
Et quant à s'indigner... Je vous laisse juge des propos de Lakhdar que je  partage à 200% : tout est question de politique et  faire les choses sans principes fondamentaux n'a pas de sens (y compris mettre un livre sur une étagère publique, mais là, c'est un autre sujet)

"... L'indignation (...) me semblait un sentiment assez peu révolutionnaire, un truc de vielle dame propre surtout à vous attirer des gnons, un peu comme si un Gandhi sans projet ni détermination s'était un beau jour assis sur le trottoir parce qu'il était indigné par l'occupation britannique, outré. Ça aurait sans doute fait doucement rigoler les Anglais. Les Tunisiens s'étaient immolés par le feu, les Egyptiens s'étaient fait tirer dessus place Tahrir et même s'il y avait de grandes chances pour que cela finisse dans les bras du Cheikh Nouredine et de ses amis*, ça fait un peu rêver quand même. (...) l'évacuation des Indignés qui occupaient la place de Catalogne à Barcelone, chassés comme un vol de pigeons par quelques cars de flics et leur gourdins, soit-disant pour permettre la célébration de la victoire en championnat de Barça : voilà qui était indignant, que le foot prenne le pas sur la politique, mais il semble que personne n'ait réellement protesté(...)"
(*représentent les islamistes intégristes qui croisent le chemin de notre héros.)
Il y a aussi le passage cité par François Bon sur le métier de Cruz, l'espagnol fossoyeur de corps des (ex)candidats à l'immigration pour qui Lakhdar "travaille" :

"Un jour, M. Cruz est parti à l’aube avec le corbillard ; il est revenu avec une cargaison de morts — dix-sept, une patera avait chaviré au large de Tarifa et le courant avait saupoudré les plages de cadavres. Il était bien content de cette moisson, d’un bonheur bizarre, surtout il ne voulait pas paraître heureux de s’engraisser sur le dos des pauvres crevés, mais je sentais, derrière son masque de circonstance, à sa façon de caresser ses chiens, de me dire mon petit Lakhdar, qu’il était ravi de la reprise des affaires, tout en en ayant honte."
"Saupoudrer les plages de cadavres" "moisson" : des termes forts et choquants et pourtant dans l'indifférence, si adéquats. Le saupoudrage de clandestins, ce ne sont plus des humains. Déjà lorsqu'ils étaient vivants... par notre perception (ou absence d'empathie) et par la façon dont les passeurs les traitent. Le bétail, la traite, la masse humaine déplacée... je n'ose pas utiliser le mot déportée. Trop connoté, mais dont le traitement bestial se rapproche le plus. Et nous laissons faire ça. Impuissants. Nos votes ne servent plus à grand chose, nous en sommes à nous mordre la queue mutuellement pour ne pas lever le museau vers notre oppresseur.
Nous sommes tous des chiens, je vous dis.

La vraie lueur dans ce roman, c'est la littérature. Celle que croise Lakhdar par le biais de romans policiers, celle des grands auteurs que ses cours d'arabe littéraire donnés au noir vont amener à étudier et à transmettre. A chaque fois, elle sera le pont entre les mondes : occident/orient, riches/pauvres, vivants/morts, une chance parfois, une ouverture toujours. Celle qui fait avancer l'intrigue, le scénario, la route de Lakhdar (lui permettant d'avoir des emplois par deux fois) dans son périple initiatique.
Et celle que nous donne à lire Mathias Enard.
Merci Monsieur Enard.
Il y avait un livre bouleversant pour moi : « La Route » de McCarthy. Maintenant, il y en a un autre, pas loin derrière : « Ruedes voleurs » deMathias Enard.

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